S’il y a généralement une corrélation directe entre le niveau de préparation d’une aventure et ses
chances de
réussite, il est parfois arrivé que les explorateurs subissent un destin dont les dimensions tragiques
surpassent même le niveau d’espoir sur lequel se fondait leur voyage d’origine.
Et parmis ces histoires, celle de l’expédition perdue de John Franklin donnerait des frissons
dans le dos du plus enthousiaste des vagabonds.
Notre scène se déroule dans un XIXe siècle où l’Europe centrale connaît une période
de paix succédant à
d’interminales années d’affrontement, pour la bonne raison que Napoléon Bonaparte est enfin vaincu.
Le Royaume uni de la reine Victoria est alors première puissance mondiale à la force de navigation
inégalée. Maintenant que
les canons sont réduits au silence, les navires sillonnent le monde pour étendre l’Empire britannique.
Mais il reste des régions à apprivoiser, et des routes à tracer.
L’Ère des grandes découvertes a ouvert de nombreux passages autour du monde, les plus précieux pour les
européens étant les routes commerciales communiquant avec l’Asie. Mais que ce soit par le cap des
tempêtes,
ou le détroit de Magellan, les voyages sont longs. Interminables.
Et il serait fantastique de trouver un
raccourci par l’Arctique, au Nord des terres canadiennes.
À ce jour, tous les explorateurs qui s’y sont risqués ont échoué. Les navires sont fragiles, le climat
est
très inhospitalier, et les glaces sont capricieuses. Un passage libre il y a quelques instants peut se
refermer l’heure suivante, piègeant les marins parfois pour l’éternité.
Mais l’Angleterre vit une période de révolution ! Nous sommes en pleine ère industrielle, et rien se
semble
pouvoir arrêter la civilisation.
Et puis, Sr John Barrow, second secrétaire de l’amirauté est bien déterminé à révéler ce raccourci au
grand
jour.
Des expéditions, le vieil homme en a planifié des dizaines, souvent même pour l’arctique. Mais il faut
déjà
commencer par trouver un commandant expérimenté.
Ce sera donc le chevalier John Franklin, « l’homme qui mangea ses bottes », un titre hérité
d’une de ses
anciennes aventures. Il est un peu vieux mais sa réputation n”est plus à faire. Fitzjames et Crozier
participeront néanmoins au voyage en tant qu’officiers de bord.
Les préparatifs de l’expédition peuvent alors commencer. On affirme déjà que ce sera l’une des plus
célèbres
de l’histoire de l’Angleterre et du Canada, mais pas pour les raisons que l’on imaginait à l’époque.
Deux voiliers seront affrétés pour l’aventure. Et quels navires ! Le HMS Erebus et le HMS Terror, tous
deux
inondés de nouvelles technologies : coque renforcée par des poutres et des plaques en fer, gouverne à
l’épreuve de la glace, moteur à vapeur qui permet d’avancer et de réchauffer l’équipage (fort à propos),
et
une innovation révolutionnaire encore non accessible au grand public : la boite de conserve. De ces
dernières, il y a suffisamment avec le reste des vivres pour nourrir les équipages pendant trois ans si
nécessaire. Cela inclut entre autres 60 tonnes de farine et du jus de citron sensé protéger les marins
du
scorbut, une maladie terrible qui fait tomber les dents. Et qui provoque des hémoragies. Et dont on
finit
par mourir évidemment, dans les plus atroces souffrances.
Avec en plus une bibliothèque de plus de 1000 livres par navire, les matelots pourront même affronter
l’ennui.
Qu’est-ce qui pourrait bien aller de travers ?
Les 129 membres de l’expédition Franklin lèvent l’ancre le 19 mai 1845 et font voile jusqu’au Groenland où
les navires de ravitallement font demi-tour. L’Erebus et le Terror se dirigent alors vers la mer de glace,
bien décidés à découvrir le passage qui fera la gloire de la couronne d’Angleterre. Sauf que...
Les années passent. Et plus personne n’entendra parler de Franklin ni de ses hommes.
Pendant des décennies, les expéditions de sauvetage et de recherche se succèderont sous l’impulsion de
l’opinion publique et de Lady Jane Franklin, l’épouse du commandant. L’Aumirauté offre même d’importantes
récompenses à quiconque
viendrait en aide à l’expédition perdue.
En 150 ans de recherches, les différent indices retrouvés finiront par lever le voile sur le sort des
navires et de leur équipage.
Voici une version de l’histoire :
Le commandant Franklin met le cap à l’Ouest, et navigue tout l’été jusqu’à faire escale sur Beechey
Island
à
environ 450km à l’intérieur de l’archipel. Les hommes dressent alors leur premier camp hivernal, car les
glaces empêchent les navires d’aller plus loin. Un camp dont les vestiges seront retrouvés cinq années
plus
tard par d’autres expéditions.
Rien d’anormal jusqu’ici, si ce n’est un macabre détail
: les tombes
enneigées de trois jeunes matelots enterrés dans la glace, sans message ou indication de ce qui
a pu leur
arriver, ce qui est contraire aux règles du protocole maritime britannique. D’autres détails comme des
objets abandonnés, donnent l’impression que les équipages sont repartis dans la précipitation.
Les deux navires ont ensuite mis cap au Sud à travers le détroit de Peel, une zone qui, à l’époque,
était encore inexplorée. Ils partivendront toutefois à la dépasser et à atteindre l’Ile du Roi
Guillaume
(ou King William island) à l’automne 1846 après un nouveau périple de près de 500km. Mais cette
fois-ci, un document signé de la main de Franklin sera retrouvé conservé dans un cairn à la pointe
nord de
l’île. Le commandant y indique en mai 1847 que les navires sont à nouveau coincés pour l’hiver, mais
il
précise que «tout va bien».
Un détail encore plus curieux que les tombes des marins de Beechey vient toutefois nuancer les notes
optimistes du commandant : c’est un texte rajouté dans la marge par l’officier Francis Crozier : il
y écrit, un an plus tard, que les navires sont toujours piégés dans la glace.
Que les températures estivales ne parviennent pas à la faire fondre révèle que les conditions
climatiques ont été effroyables cette année là. Et aujourd’hui, on sait que de telles situations
peuvent durer
jusqu’à
cinq ans.
L’auteur rajoute que 20 autres hommes sont morts. John Franklin, que le jeune Fitzjames décrivait
dans
une
lettre comme «plein de vie et d’énergie», a succombé deux semaines après avoir rédigé son propre
message.
L’équipage est parti depuis trop longtemps pour que les provisions continuent à le protéger du
scorbut.
Le
jus de citron ne se conserve que quelques mois. La faim commence à guetter.
Et comme si la situation n’était pas déjà suffisamment inquiétante, les hommes ignorent qu’ils ont
lentement
et sûrement été empoisonnés depuis le début du voyage. Les boites de conserves, préparées en masse à
la
hâte
avant le départ contaminent les aliments au plomb. Tout comme le système de production d’eau potable
des
navires.
Les survivants sont donc affaiblis par la famine, exposés à une maladie
mortelle, souffrent de problèmes
physiologiques, de confusion et de paranoïa à cause de
l’empoisonnement au plomb, et sont pris au piège
dans un enfer de glace.
Crozier rajoute dans son message que les 105 membres restants ont abandonné les navires le 22 avril
1858. La troupe, dont il est désormais le meneur, se met en marche vers le Sud en suivant la côte de
King William
Island. Leur espoir est de s’échapper aux glaces en atteignant l’embouchure de la Backs Fish River. Mais
pour cela, il faudra traverser un détroit à mi-chemin. Ils doivent donc trainer avec eux des canots de
sauvetage.
A partir de ce moment-là, le sors des expéditionnaires devient plus difficile à reconstituer.
Pour retrouver la trace du groupe, il faut d’abord suivre les tombes des marins qui jonchent la
première
partie de l’itinéraire. Puis les squelettes, laissés là où ils se sont effondrés.
La même année que la découverte du document du cairn, un des cannots est retrouvé abandonné sur le
chemin.
Il contient des vestiges de la civilisation victorienne, qui, dans cette situation, n’ont constitué
que
des
poids morts. Des tentatives de se raccrocher leur vie passée. Les marins n’étaient pas préparés à
une
telle
expédition terrestre, et il semble qu’ils l”aient compris en cours de route : la pointe du canot
était
dirigée vers l’Erebus et le Terror. Quand il a été abandonné, la troupe avait déjà fait demi-tour.
Mais même les navires, leur dernier refuge, ne parvient pas à les maintenir à l’abri. Un second
groupe
de
survivants, qui parviendra à se rendre plus au sud, racontera à des chasseurs inuites qu’un des
navires
a
été renversé par la banquise. Mais les chasseurs ne pourront pas venir en aide au groupe.
Un autre inuit découvrira le second bateau toujours pris dans la glace, à côté duquel une grande
tente
était
dressée. Grimpant à bord, il racontera y avoir trouvé des hommes qui n’étaient plus que l’ombre
d’eux-mêmes,
la peau et la bouche noircis par les engelures et le scorbut. Des hommes qui ont tenté de l’empêcher
de
partir. Mais un capitaine s’est interposé, et l’a exhorté à s’enfuir, en lui répétant de ne jamais
s’approcher de la tente qui se trouvait dehors, ni lui, ni aucun autre.
Une partie de l’équipage s’est isolée du reste ?
Si certains survivants sont mis à l’écart, c’est qu’ils sont devenus dangereux pour les autres.
A ce sujet c’est l’explorateur John Rae qui le premier rapportera à l’amirauté britannique que
D'après l'état mutilé des cadavres et le contenu des bouilloires, il est
évident que nos
pauvres
compatriotes
ont été réduits à la dernière extrémité – le cannibalisme – dans le but de prolonger leur
existence
Beaucoup plus au Sud, vers 1851, un autre inuit aidera quatre matelots à passer l’hiver. Ceux-ci lui
laisseront en retour un sabre d’officier datant de 1835, l’année de promotion de James Fitzjames.
Que ces matelots soient parvenus aussi loin, après avoir surmonté toutes ces épreuves relève du
miracle. Ils ont ensuite repris leur route vers le Canada, mais personne n’a jamais su le fin mot de
leur
histoire.
Les hommes de l’expédition Franklin sont vraisemblablement tous morts.
Si Fitzjames faisait partie des quatre marins, et s’ils ont survécu, il n’a jamais repris contact
avec la couronne.
Beaucoup plus récemment, les épaves des deux navires ont été retrouvées. Le 7 septembre 2014, l’Erebus est découvert près de Cambridge Bay à 300km de l’Ile du roi-Guillaume. Le Terror est quant à lui révélé au fond de la Terror Bay, à une centaine de kilomètres. Comment son-ils parvenus jusqu”ici ? Deux mystères de plus.
Ce se seront pas les seuls voiliers de l’époque que leur naufrage aura rendu célèbre.
En 1853, le HMS Resolute fait partie avec quatre autre navires d”une expédition de sauvetage commandée
par
Edward Belcher. Mais le résolute...se fait prendre au piège dans la glace, et est abandonné sur place.
Deux ans plus tard, c’est le baleinier George Henry, qui le retrouvera et le ramènera aux Etats Unis. Le
navire sera réparé, et rendu au Royaume-Uni comme un geste de paix. Il servira encore quelques décennies
dans la Royal Navy, avant que son bois ne soit réutilisé pour fabriquer un bureau, le Resolute desk.
Bureau
qui sera offert en remerciement au président Hayes des Etats-Unis en 1880.
Ainsi donc, c’est le bois d’un navire destiné à sauver l’Expédition Franklin qui aura servi à fabriquer
le
meuble de travail présidentiel trônant encore aujourd’hui centre du bureau ovale de la Maison Blanche.
Au total, c’est plus d’une cinquantaine de navire qui sillonneront l’archipel à la recherche des survivants. Et ce seront eux, les explorateurs qui achèveront de cartographier la région.
Quant au passage arctique, il ne sera finalement vaincu que 25 années plus tard par l’explorateur Roald Amundsen.
Un exploit qui contribuera à sa légende, mais ne le rendra pas aussi célèbre que la tragique tentative
de
John Franklin et ses 128 hommes, qui marquera à jamais l’Histoire et l’imaginaire collectif de
l’Amérique du
Nord et de la Grande Bretagne.
Parks Canada a réalisé en 2019 une vidéo d'exploration de l'épave sous-marine du Terror . On peut observer à l'intérieur du navire de nombreux objets de vie piégés dans la concrétion, et des bureaux d'officiers dont les tiroirs scellés renferment peut-être des documents qui permettront de lever certains mystères !